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Cosa mentale
La pensée réticulaire d’Isabelle Daëron
Marie-Haude Caraës
« Quel merveilleux phénomène que l’œil de l’homme, ce joyau entre toutes les formations organiques, lorsqu’il s’ajuste pour concentrer son éclat humide sur une autre forme humaine ! [...] Aussi longtemps que subsiste en lui l’étincelle de vie, il sait jeter d’admirables ponts éthérés par-dessus tous les gouffres de l’extranéité qui se peuvent interposer entre un humain et un autre. [...] En somme le bonheur ne saurait se trouver qu’aux deux pôles des relations humaines – là où les mots n’existent pas encore et là où ils n’existent plus – dans le regard et dans l’étreinte. »
Thomas Mann, Les Confessions du chevalier d’industrie Félix Krull.
On peine à imaginer la somme d’efforts qu’il faut à un designer pour produire un artefact : le nombre d’auteurs qu’il doit consulter, de pages Internet qu’il doit ouvrir pour construire une hypothèse de travail vite abandonnée pour une autre et encore une autre ; on sous-estime le temps consacré à la maturation d’un projet, bientôt querellé par un contre-argument qui définitivement cloue l’idée au piloris ; on oublie de rappeler la dialectique à laquelle le designer doit se plier pour faire avancer son idée. Car le design est une cosa mentale au centre de laquelle l’expérimentation occupe une place capitale. À ce titre, le travail d’Isabelle Daëron est exemplaire du processus de pensée d’un designer qui, par chance, nous est donné à voir. La pensée de la designer est centrée sur le monde à venir, celui qui n’est encore là mais dont des bribes émergent. Et s’il est complexe d’esquisser des hypothèses sur l’évolution du monde, de projeter l’organisation des sociétés de demain, que dire alors de ceux et de celles qui s’y attèlent en donnant à leur idée, une matérialité et une forme ?
Le designer ne se contente pas d’observer des comportements, des pratiques, des usages pour dessiner des objets, il organise un très grand nombre de savoirs, agrégation de cultures scientifiques, techniques, esthétiques et politiques qui lui servent de terreau informationnel pour élaborer son dessein. Il faut bien entendre que le design n’est pas circonscrit à un unique faire – « faire du design » – mais entre dans une relation entre discours et technique. Ainsi le design se construit dans la combinaison d’un lieu social, d’une production, d’un état des techniques, d’une projection esthétique et d’une écriture. À partir d’une question « Comment imaginer de nouvelles relations aux flux et aux énergies présentes dans un lieu ? Comment faire en sorte de concevoir de nouvelles typologies d’objet capables de nous connecter au milieu ?», Isabelle Daëron propose d’en rendre compte.
La designer a mis au point un outil de travail élaboré qu’elle rend visible dans de grands panneaux à fond blanc constellés de parcelles photographiques, textuelles ou encore dessinées. Cet agencement est le fruit d’une triple action dont la dernière n’est jamais réalisée. D’abord échantillonner le monde et sa propre pensée par images interposées (photographies, dessins sous de multiples formes – croquis, schémas de structure, illustration, etc., – fragments de citations, de notes, de commentaires). Ensuite lier les parcelles par une soudure feuille à feuille et une signalétique de la flèche qui indique le sens de lecture à partir de laquelle « l’œil suit les chemins qui lui ont été ménagés dans l’œuvre » selon les recommandations de Paul Klee. Enfin rassembler ce morcèlement dans un ensemble en extension.
Isabelle Daëron ramène à elle les choses éparses du monde, recueillent mille parcelles (objets, systèmes, pratiques, méthodes, textes) qu’elle accroche les unes aux autres pour résoudre sa question : des gouttes d’eau et des nuages en pagaille, des bobines de fils, des bouts d’objets photographiés, des structures dessinées, des images d’immeuble, un patchwork de signes – spirales, flèches, traits en étoile – comme autant de grigris mentaux. À partir de cet improbable inventaire, de ces extractions visuelles du chaos se fabrique peu à peu une carte de signes dont la lecture des éléments se réduit au fur et au mesure de l’extension cartographique.
La pensée réticulaire d’Isabelle Daëron
Marie-Haude Caraës
« Quel merveilleux phénomène que l’œil de l’homme, ce joyau entre toutes les formations organiques, lorsqu’il s’ajuste pour concentrer son éclat humide sur une autre forme humaine ! [...] Aussi longtemps que subsiste en lui l’étincelle de vie, il sait jeter d’admirables ponts éthérés par-dessus tous les gouffres de l’extranéité qui se peuvent interposer entre un humain et un autre. [...] En somme le bonheur ne saurait se trouver qu’aux deux pôles des relations humaines – là où les mots n’existent pas encore et là où ils n’existent plus – dans le regard et dans l’étreinte. »
Thomas Mann, Les Confessions du chevalier d’industrie Félix Krull.
On peine à imaginer la somme d’efforts qu’il faut à un designer pour produire un artefact : le nombre d’auteurs qu’il doit consulter, de pages Internet qu’il doit ouvrir pour construire une hypothèse de travail vite abandonnée pour une autre et encore une autre ; on sous-estime le temps consacré à la maturation d’un projet, bientôt querellé par un contre-argument qui définitivement cloue l’idée au piloris ; on oublie de rappeler la dialectique à laquelle le designer doit se plier pour faire avancer son idée. Car le design est une cosa mentale au centre de laquelle l’expérimentation occupe une place capitale. À ce titre, le travail d’Isabelle Daëron est exemplaire du processus de pensée d’un designer qui, par chance, nous est donné à voir. La pensée de la designer est centrée sur le monde à venir, celui qui n’est encore là mais dont des bribes émergent. Et s’il est complexe d’esquisser des hypothèses sur l’évolution du monde, de projeter l’organisation des sociétés de demain, que dire alors de ceux et de celles qui s’y attèlent en donnant à leur idée, une matérialité et une forme ?
Le designer ne se contente pas d’observer des comportements, des pratiques, des usages pour dessiner des objets, il organise un très grand nombre de savoirs, agrégation de cultures scientifiques, techniques, esthétiques et politiques qui lui servent de terreau informationnel pour élaborer son dessein. Il faut bien entendre que le design n’est pas circonscrit à un unique faire – « faire du design » – mais entre dans une relation entre discours et technique. Ainsi le design se construit dans la combinaison d’un lieu social, d’une production, d’un état des techniques, d’une projection esthétique et d’une écriture. À partir d’une question « Comment imaginer de nouvelles relations aux flux et aux énergies présentes dans un lieu ? Comment faire en sorte de concevoir de nouvelles typologies d’objet capables de nous connecter au milieu ?», Isabelle Daëron propose d’en rendre compte.
La designer a mis au point un outil de travail élaboré qu’elle rend visible dans de grands panneaux à fond blanc constellés de parcelles photographiques, textuelles ou encore dessinées. Cet agencement est le fruit d’une triple action dont la dernière n’est jamais réalisée. D’abord échantillonner le monde et sa propre pensée par images interposées (photographies, dessins sous de multiples formes – croquis, schémas de structure, illustration, etc., – fragments de citations, de notes, de commentaires). Ensuite lier les parcelles par une soudure feuille à feuille et une signalétique de la flèche qui indique le sens de lecture à partir de laquelle « l’œil suit les chemins qui lui ont été ménagés dans l’œuvre » selon les recommandations de Paul Klee. Enfin rassembler ce morcèlement dans un ensemble en extension.
Isabelle Daëron ramène à elle les choses éparses du monde, recueillent mille parcelles (objets, systèmes, pratiques, méthodes, textes) qu’elle accroche les unes aux autres pour résoudre sa question : des gouttes d’eau et des nuages en pagaille, des bobines de fils, des bouts d’objets photographiés, des structures dessinées, des images d’immeuble, un patchwork de signes – spirales, flèches, traits en étoile – comme autant de grigris mentaux. À partir de cet improbable inventaire, de ces extractions visuelles du chaos se fabrique peu à peu une carte de signes dont la lecture des éléments se réduit au fur et au mesure de l’extension cartographique.
En effet, une fois l’ensemble accroché, le regardeur est contraint de zoomer et dézoomer un paysage trop grand pour lui : s’il recule, il a accès à un ensemble pointilliste indécodable ; s’il se rapproche, seul un fragment se dévoile. Jamais l’ensemble n’est accessible. On pourrait trouver le geste cavalier mais la visée est plus subtile : si le mur de travail n’est pas lisible, c’est qu’il n’est jamais achevé et ne peut être stabilisé par un regard. Il faut donc pour celui qui ne peut pas être un simple regardeur, se promener dans une étendue iconographique, c’est-à-dire un espace considéré du point de vue de celui qui l’occupe. Ce qui lui est demandé n’est pas de se tenir à distance ou de pointer un détail, c’est littéralement d’occuper l’étendue du monde d’Isabelle Daëron pour en comprendre les intentions et les enjeux. Car sous la surface iconographique, se cache une grille, une structure qui reproduit l’espace mental en extension de la designer.
Le sous-système de la grille mis en place est une organisation dynamique de la pensée. Il y a vraiment une homothétie entre la problématique, « de nouvelles relations aux flux et aux énergies en un lieu », et la méthode de travail qui cherche à rendre compte des potentialités énergétiques de l’espace mental. En jouant sur la place des éléments dans la carte, en multipliant les images – pour beaucoup à la main – quasiment à l’infini, en les croisant avec des notations, en réduisant l’échelle de l’image par accroissements successifs de l’étendue de sa pensée, Isabelle Daëron produit des rapports qui changent en fonction de la position du curieux alors appelé à participer activement au processus à l’œuvre. Et cette grille-là n’ordonne pas le monde : si elle le fractionne, c’est pour ouvrir sur des recompositions dont personne ne connaît pas au préalable la pertinence. Tout est en mouvement et potentiellement à informer puis à former.
L’ensemble du protocole de travail tout à fait singulier a pour but l’acquisition d’un savoir nouveau qui use de l’interaction entre les parcelles et l’ensemble, sans que jamais ce dernier ne soit achevé, ni même sur le point de l’être. Si chaque icône a un sens, pour autant l’analyse de chacun des éléments est futile car ce sont des liens, des rapprochements, des soudures entre les parties qu’émerge un sens toujours plus riche. Par rebonds ou ricochets, de feuille en feuille, surgissent de nouvelles façons de penser l’énergie.
Quelles sont la place et le statut de l’image dans la recherche menée par Isabelle Daëron ? L’image est travaillée comme un outil indispensable à l’investigation. Cette technique de saisie du monde ouvre à des analyses renouvelées de la construction des sociétés. Le travail ici n’est pas illustratif dont l’objet serait de compléter un texte, il n’est pas non plus un geste décoratif qui rendrait la recherche moins austère. À partir d’une visée documentaire, l’image conquiert un statut double : à la fois une trouée, une percée sur l’état du monde et un instrument de connaissance pour proposer une lecture alternative de ce qui vient.
Le sous-système de la grille mis en place est une organisation dynamique de la pensée. Il y a vraiment une homothétie entre la problématique, « de nouvelles relations aux flux et aux énergies en un lieu », et la méthode de travail qui cherche à rendre compte des potentialités énergétiques de l’espace mental. En jouant sur la place des éléments dans la carte, en multipliant les images – pour beaucoup à la main – quasiment à l’infini, en les croisant avec des notations, en réduisant l’échelle de l’image par accroissements successifs de l’étendue de sa pensée, Isabelle Daëron produit des rapports qui changent en fonction de la position du curieux alors appelé à participer activement au processus à l’œuvre. Et cette grille-là n’ordonne pas le monde : si elle le fractionne, c’est pour ouvrir sur des recompositions dont personne ne connaît pas au préalable la pertinence. Tout est en mouvement et potentiellement à informer puis à former.
L’ensemble du protocole de travail tout à fait singulier a pour but l’acquisition d’un savoir nouveau qui use de l’interaction entre les parcelles et l’ensemble, sans que jamais ce dernier ne soit achevé, ni même sur le point de l’être. Si chaque icône a un sens, pour autant l’analyse de chacun des éléments est futile car ce sont des liens, des rapprochements, des soudures entre les parties qu’émerge un sens toujours plus riche. Par rebonds ou ricochets, de feuille en feuille, surgissent de nouvelles façons de penser l’énergie.
Quelles sont la place et le statut de l’image dans la recherche menée par Isabelle Daëron ? L’image est travaillée comme un outil indispensable à l’investigation. Cette technique de saisie du monde ouvre à des analyses renouvelées de la construction des sociétés. Le travail ici n’est pas illustratif dont l’objet serait de compléter un texte, il n’est pas non plus un geste décoratif qui rendrait la recherche moins austère. À partir d’une visée documentaire, l’image conquiert un statut double : à la fois une trouée, une percée sur l’état du monde et un instrument de connaissance pour proposer une lecture alternative de ce qui vient.